Sijilmassa, la cité mythique
Par Abdeljalil Didi
La région Sud Est du Maroc était autrefois un territoire vibrant où nombreuses civilisations naquirent et puis s’éclipsèrent. Et c’est aux confins de son grand désert du Sahara que vit le jour Sijilmassa, la cité phare du moyen âge dont le rayonnement a brillé dans toute l’Afrique pour s’étendre jusqu’en Orient.
Cette cité a émerveillé les plus grands voyageurs et a fait couler l’encre des chroniqueurs éblouis par son charme fascinant. Sijilmassa a surtout attisé la convoitise des différentes puissances qui se sont succédé au pouvoir sur le Maroc, l’ensemble du Maghreb et le Sud de la péninsule ibérique. Grâce à la cité Sijilmassa, la région de Tafilalet était jadis un carrefour qui reliait toute l’Afrique de l’Ouest aux mondes méditerranéens et orientaux. Aujourd’hui, les vestiges de Sijilmassa se découvrent dans les alentours de la ville de Rissani, dans la province d’Errachidia, et dévoilent une infime partie de son histoire merveilleuse.
Sijilmassa entre foyer spirituel et terre de rivalités politiques
Les premiers temps de l’Islam ont connu de grandes turbulences dues à d’importantes discordes au sein de ses communautés. Dans le premier siècle qui suivit la mort du prophète Mohammed, les puissantes dynasties Omeyyades et Abbassides s’affrontent dans une guerre acharnée pour le monopole du pouvoir politique et religieux en terre d’Islam. Et si aujourd’hui il est connu que deux grands courants, le sunnisme et le chiisme, se sont rapidement opposés pour se disputer la légitimité et la vérité spirituelles, une troisième branche idéologique naquit pourtant dès le règne du calife Ali, le quatrième, dans un climat de tension et de sédition, et dans l’intention d’échapper à l’orthodoxie islamique dominante. Cette branche fut appelée le Kharidjisme, et constitua en fait la première des hérésies de l’Islam.
INFOS – Les Omeyyades ou Umayyades sont une dynastie arabe de califes qui gouvernent le monde musulman de 661 à 750. Les Abbassides sont une dynastie arabe musulmane qui règne sur le califat abbasside de 750 à 1258. (source : Wikipedia)
Les adeptes du Kharidjisme se sont vite exilés de l’Orient fuyant les persécutions des pouvoirs Omeyyades, Abbassides et Fatimides. Leurs chefs spirituels se sont alors éparpillés sur l’ensemble du Maghreb qu’ils ont atteint dès le début du VIIIe siècle en suivant les pistes commerciales existantes.
Les tribus amazighes des zones sahariennes du Maghreb se sont ouvertes à cette nouvelle idéologie spirituelle apportée et prêchée par les réfugiés kharidjites venus d’Orient. Les amazighes de la région de Tafilalet se sont à leur tour ralliés aux chefs de ces dissidents kharidjites et se sont converti à leur religion, le Kharidjisme, et plus précisément à une de ses sous-branches en vigueur et dénommée le Kharidjisme Sufrite qui se distinguait par une vision modérée de l’Islam, en comparaison des autres segments plus radicaux.
Sijilmassa, la cité oasis fondée par la tribu amazighe Zénète
Alors que le Maghreb peu à peu se voyait dominé par les armées du califat Omeyyade en place à Damas, la région de Tafilalet devint un refuge pour ces arabes dissidents qui s’harmonisèrent avec l’esprit rebelle des tribus amazighes en lutte contre le pouvoir central conquérant. C’est dans ces conditions que naquit la cité de Sijilmassa dans les années 757-758 aux confins orientaux du désert, au bord de la vallée de l’oued Ziz. La ville a été fondée par la tribu des amazighes dénommés Zénète, adeptes du rite kharidjite sufrite et sous la domination de leur premier chef Semgou Ibn Wassoul Al Miknassi. A l’origine, cet homme était un berger installé dans le Tafilalet et il professait les croyances du kharidjisme sufrite. La ville de Sijilmassa fut tout d’abord dirigée par Aïssa Ben Yazid El-Aswad, ce qui signifie littéralement « Aissa Fils de Yazid le noir » de Béni Midrar. Il est lui aussi d’obédience kharidjite sufrite et tient son nom de son père amazighe Zénète et de sa mère noire de provenance subsaharienne. Son règne a duré 15 ans jusqu’à ce que la population se soulève contre lui et le conduise de force au sommet d’une montagne d’où il fut abandonné et périt.
Semgou Ibn Wassoul lui succède. Il est considéré comme le véritable fondateur de la cité de Sijilmassa, son guide spirituel charismatique et son grand chef militaire.
INFOS – Les Zénètes (en berbère : Iznaten ou Iznasen) sont un ensemble de tribus berbères qui habite dans l’antiquité une zone s’étendant de l’ouest de l’Égypte jusqu’au Maroc, au côté des Sanhadjas et des Masmoudas. Leur mode de vie était principalement nomade ou semi-nomade. Ils sont à l’origine de nombreuses dynasties au Maghreb, tels que les Mérinides, les Zianides, les Ifrenides, ou les Wattassides. (source : Wikipedia)
Il ne faut pas oublier que la montée en force du Kharidjisme au Maghreb a contribué à renforcer la grande révolte berbère qui se déroula entre les années 739 à 743 contre les gouverneurs arabes omeyyades, et ce dans toute la région. C’est ce contexte qui a favorisé l’essor de la cité de Sijilmassa et son développement en tant que capitale d’un véritable Etat indépendant, l’émirat Kharidjite, sous l’autorité des Midrarides, appelés aussi Wassoulites, et qui constituèrent la première dynastie de Sijilmassa.
Après la cité de Qairaouane (Kairaouane) fondée en Tunisie en 670, Sijilmassa, alors appelée « la cité oasis », est la deuxième grande cité engendrée au Maghreb sous l’impulsion des nouveaux arrivants musulmans et dans leur rencontre avec les peuples déjà présents.
Bien évidemment Sijilmassa fut vite l’objet de convoitise de la part des dynasties arabes détentrices du pouvoir central. Elle fut l’objet de rivalité entre les puissances expansionnistes marocaines notamment les Almoravides, les Almohades et les Marinides à partir d’environ 1260 jusqu’à la chute de la ville en 1393. Une convoitise attisée par ses richesses et son emplacement stratégique au carrefour des pistes caravanières transsahariennes notamment celles reliant Sijilmassa à Aoudaghost (ou Awdaghust) située au sud-est de la Mauritanie et alors capitale d’un autre royaume amazighe fondée au IXe siècle, celle reliant Sijlmassa à Awlil (Awlil est une mine de sel dans la région occidentale à un jour de marche d’Aoudaghost), celle de Sijilmassa à Gana et enfin la piste reliant Sijilmassa à Tekroour (ou Toucouleurs) dans les régions du Sénégal et de la Guinée.
Ce sont les armées de la dynastie des Almoravides, mouvement islamique rigoureux, qui furent les premiers à conquérir Sijilmassa en 1055. Ils mirent fin au kharidjisme et réintroduisirent l’orthodoxie musulmane dite malékite. Sijilmassa devint alors leur base de lancement de la conquête du Nord.
La grande histoire continua cependant son brassage et la dynastie Marinide conquis le Tafilalet en 1257 pour ainsi s’emparer officiellement de Sijilmassa en 1274. Cette invasion signe le début du déclin de la ville qui perdit définitivement son statut de cité indépendante et vit la lente dissolution de son régime politique alors unifié. La population de Sijilmassa s’installe dans des ksours (villages fortifiés) disséminés dans le territoire de Tafilalet et gouvernés chacun par un seigneur local.
La cité de Sijilmassa est entièrement ruinée et s’éclipse à jamais. Elle devint déserte. Pour perpétuer son âge d’or, peut-être, elle fut rebaptisé paradoxalement « El Madina El Âamra » ou « la cité peuplée». Le nom de Sijilmassa disparut des mémoires dès le XVIIème siècle et fut alors remplacé par la dénomination de Tafilalet.
Une cité florissante baignée dans la tolérance et le cosmopolitisme
Sijilmassa est établie sur le bord de l’oued Ziz dans une plaine du Tafilalet. Elle fut à ses débuts un foyer religieux vigoureux et exerça une fascination sur les populations de différentes ethnies présentes sur les territoires environnants, toutes confessions confondues. Amazighes, juifs, arabes, africains subsahariens et andalous exilés, tous furent attirés à Sijilmassa au fil des années par les conditions de tolérance favorables à une cohabitation constructive. Ainsi, cette cité et sa communauté plurielle ont pu transformer un territoire alors désertique en un jardin florissant. Paysans, caravaniers, commerçants, artisans réunirent leur savoir-faire au profit de l’édification d’une cité oasis marchande qui a prospéré depuis sa fondation jusqu’au XIVe siècle, c’est-à-dire sur près de six siècles.
INFOS – Le Tafilalet (en berbère : ⵜⴰⴼⵉⵍⴰⵍⵜ, Tafilalt) est une région historique située au sud-est du Maroc qui comporte un ensemble d’oasis, dans les basses vallées des oueds Ziz et Ghéris, et dont les villes principales sont Arfoud et Rissani. Cette région, porte principale du Sahara et lieu d’échange entre le Nord et l’extrême Sud, entre le Maghreb et le Soudan, fut un centre commercial important du commerce transsaharien pendant de nombreux siècles. Aujourd’hui, le Tafilalet correspond à la province d’Errachidia, ancienne Ksar-es-Souk. (Source : Wikipédia)
Sijilmassa était surtout un point de transit et la principale porte du désert pour le commerce transsaharien. Les caravanes qui sillonnaient le Sahara transitent et font halte dans cette cité marchande effervescente qui relie le Maroc à Bilad al-Sudan, le « pays des noirs ». Des cortèges de caravanes traversent le désert en passant par Sijilmassa. Un seul marchand muni de guides et de gardes conduit alors une caravane de soixante à quatre-vingt chameaux chargés de différents produits : or, sel, esclave noirs, ivoire, ambre gris, gomme, boucliers, sel, dattes, blé, raisins secs, ustensiles de fer, bijoux en argent, vêtements d’apparat, parfum… A ce rôle de carrefour commercial pour le commerce transsaharien joué par Sijilmassa s’ajoute son contrôle sur le frappe de la monnaie.
L’abondance en eau assurée par les rivières de Ziz et Ghriss, la richesse de sa nappe phréatique comme la légendaire source de «Timedrine» réputée pour son abondance et la construction d’un système d’irrigation sophistiqué ont développé l’agriculture dans la cité de Sijilmassa entourée par une oasis fortifiée. Différents produits y étaient cultivés notamment des espèces de dattes succulentes, blé, millet, maïs, coton, grenadiers, vignes …
Des jardins et des palmiers à perte de vue jalonnent la cité. Cette prospérité agricole faisait de Sijlmassa une oasis de délice merveilleusement décrite par le chroniqueur arabe El-Idrisi :« Sijilmassa est entourée de végétation, de jardins, son site et ses environs sont magnifiques […] Les récoltes sont abondantes, les cultures poussent sans qu’il soit besoin de semer »
La population de Sijilmassa était constituée d’amazighes, principalement les Zénètes qui ont fondé la ville, mais aussi les tribus dites Sanhaja et Masmouda. Les populations juives fournissent une grande partie des savants, commerçants et artisans. Ils avaient de par leur expérience le monopole des mines d’argent et du commerce de l’or. On y retrouve bien évidemment des populations arabes venues avec les mouvements de conquête islamique du Maghreb. Et enfin, une population noire originaire d’Afrique subsaharienne s’installa dans la ville grâce au commerce caravanier et sous le statut d’esclaves ou de serviteurs. C’est ainsi qu’apparaissent les communautés Harratines qui marquèrent l’histoire du développement de toute la région Sud Est en raison de l’excellence de leur savoir-faire agricole.
Des marchands irakiens venus de Basra et de Koufa ont aussi peuplé la cité à l’instar de nombreux autres étrangers. Sijilmassa proposait en fait un espace de cosmopolitisme et de tolérance qui a permis un brassage ethnique riche, ce qui fut la principale clé de son rayonnement.
L’essor économique de la cité a drainé la prospérité de ses gouverneurs et de ses populations. Ses commerçants bénéficiaient d’une opulence sans égale dans le monde musulman et ses habitants étaient alors considérés comme les plus aisés.
Son grand marché, dénommé Ben Akla, était connu en raison de sa fonction de poste douanier, terminus des caravanes, lieu central des échanges commerciaux et comme il se doit, lieu de perception des impôts. Ce marché était géré par une tribu connue sous le nom d’Ait Kabbour. C’est depuis ce centre névralgique que s’organisaient les importations en provenance des tous les côtés. De Bilad Al Sudan au Sud provenaient l’or, les esclaves, l’ivoire, l’ébène, le sel, les plumes d’autruche, les peaux de lama. Du Souss et de l’Awlil, à l’Ouest, venaient le laiton, l’ambre gris et aussi le sel. Les marchands du Maghreb apportaient des articles manufacturés comme des textiles, des cuirs, des céramiques, de la ferronnerie, de la verrerie, des livres. Quant aux commerçants de Sijilmassa, ils se spécialisent dans la céramique, l’orfèvrerie en cuir, les dattes, le vin et les pièces de monnaie…
Sijilmassa était une des grandes cités peuplées du Maghreb, entourée d’un mur de douze portes. Pour parcourir la ville, il fallait plus d’une demi-journée complète car la cité faisait environ huit kilomètres de longueur et deux kilomètres de largeur.
L’urbanisme raffinée reflète aussi la magnificence de Sijilmassa. Des jardins féeriques embellissent la cité. L’eau coule abondamment dans de belles fontaines, de grandes roues épuisent l’eau de l’oued Ziz. Elle coule dans des canaux aménagés avec subtilité et traverse toute la cité alimentant les jardins verdoyants et les vergers couverts de palmiers dattiers et de vignes aux alentours de la ville.
De nombreux édifices exposent la beauté de la cité. Dar Al Imara, la « maison du gouvernement » était érigée dans l’enceinte de la cité. C’est une résidence d’élite digne des souverains de Sijilmassa décorée sur les murs par des motifs géométriques peints en noir sur fond blanc et sculptés en stuc avec des inscriptions coraniques peintes. Environ trois cent cinquante châteaux sont bâtis dont les plus célèbres portent les noms de Tenegent, Tebuhasant et Mamun, tout comme de magnifiques mosquées joliment décorées, des bains maures, des temples et des médersas (écoles théologiques). Quatre portes dans l’oasis de Sijilmassa indiquaient la direction des lieux de commerce. Il s’agissait de Bab Fez, la porte de Fès, de Bab Sharq, la porte orientale, de Bab Sahel, la porte du Sahel et de Bab Gharb, la porte Ouest.
La fierté durable et rayonnante de son propre passé
Sijilmassa fut ainsi une cité pétillante, inspirante et florissante. Elle jouissait d’un mystérieux attrait qui séduisit d’un même entrain les mystiques, les guerriers, les voyageurs, les savants, les marchands, les nomades. Le déclin de la cité mythique fut malheureusement brutal et mis un terme à l’esprit de cosmopolitisme qui y régnait alors. La cité de Sijilmassa est enfouie à jamais sous les décombres et dans l’oubli.
Son histoire énigmatique a imprégné de nombreuses légendes conçues dans l’imaginaire populaire pour maintenir en vie la mémoire d’une cité florissante et rayonnante du Sud Est marocain où il faisait bon vivre ensemble, où chacun apportait sa différence, son expérience, sa singularité pour construire un ouvrage commun, prospère au profit de tous et pleinement ouvert sur le monde extérieur.
Sijilmassa est la cité pionnière d’un monde pluriel et fraternel, à jamais disparu, mais qui doit demeurer pour le peuple marocain, lui aussi pluriel, comme pour la nation marocaine, une fierté durable et rayonnante : la fierté que l’on doit à un tel passé glorieux.